Pourriez-vous présenter le nouveau menu du Scarfes Bar, Long Drawn Out Sip ?

Long Drawn Out Sip est à ce jour notre menu le plus personnel au Scarfes Bar, une plongée dans la vie et l’esprit de Gerald Scarfe, dont l’œuvre donne son âme au Scarfes Bar. L’inspiration vient directement de l’autobiographie de GeraldLong Drawn Out Trip, et dès mon arrivée au Rosewood London, j’ai su que je voulais m’immerger totalement dans son univers. J’ai acheté tous ses livres, regardé tous les documentaires, étudié ses réalisations pour la télévision ; pour créer quelque chose d’authentique, il fallait vivre ces références. Scarfe n’est pas seulement un nom inscrit au-dessus de la porte ; c’est le prisme à travers lequel nous devons envisager toute notre offre.

Le menu réinvente la vie de Scarfe sous forme d’un paysage onirique surréaliste, décliné en quatre thèmes : « Fears », « Desires », « Revelations » et « Transformations ». Chaque cocktail est un chapitre, un instant, une image traduite en saveur. Nous ne voulions pas d’un menu qui se contente d’un clin d’œil à son œuvre ; nous voulions qu’il en soit le prolongement. Cela se manifeste dès le premier chapitre de l’autobiographie de Gerald, intitulé « Nightmares », et trouve un écho dans la première section de notre carte, « Fears ». Le résultat est une liste de cocktails à la fois théâtrale et introspective, ludique et précise. Elle est conçue pour surprendre, captiver et inviter les clients à interagir avec le menu comme ils le feraient dans une galerie ou devant un bon livre : lentement, avec curiosité et imagination.

À votre avis, est-il important d’avoir une carte de cocktails conceptuelle ou thématique ? Est-ce encore plus essentiel pour un bar d’hôtel ?

Tout dépend du lieu. Tous les bars n’ont pas besoin d’un menu conceptuel. Mais au Scarfes Bar, notre histoire est déjà gravée dans les murs : l’art de Gerald Scarfe est partout, et les clients entrent dans un espace défini par une vision très précise. Pour nous, la carte doit être en phase avec cet univers. Si elle raconte une histoire différente, nous manquons l’occasion de créer quelque chose d’immersif et cohérent.

Lorsqu’elle est bien employée, une carte conceptuelle n’est pas qu’un exercice créatif, c’est un pont. Elle permet de guider le client vers une expérience plus profonde. Mais cela ne fonctionne que si l’histoire est sincère vis-à-vis du lieu, de l’équipe et du client.

Quant aux bars d’hôtel, je ne pense pas qu’ils aient plus besoin d’un thème que les autres. Ce qu’ils doivent avoir, c’est un objectif clair. Une identité forte. Trop souvent, les bars d’hôtel se reposent sur leur héritage. Mais dans une ville comme Londres, où la concurrence est rude et les attentes encore plus élevées, cela ne suffit pas.

C’est votre premier menu au Scarfes Bar. Comment avez-vous travaillé avec l’équipe pour créer les cocktails ? Comment cela fonctionnait-il et comment les responsabilités étaient-elles réparties ?

Après avoir accepté le poste au Rosewood London, la première chose que j’ai faite a été d’acheter toutes les œuvres publiées de Gerald Scarfe. J’ai visionné les documentaires, les interviews, les émissions TV. Si le Scarfes Bar s’articule autour de l’univers de Gerald, alors cet univers devait être notre étoile polaire. Son regard devait façonner non seulement les boissons, mais aussi le sentiment qu’elles procurent, le ton, les angles d’approche, les contradictions.

Une fois ces bases posées, le reste est venu de la collaboration. La structure narrative du menu a servi de pilier créatif. À partir de là, la dynamique d’équipe était ouverte et transparente. Certains cocktails ont débuté par une œuvre d’art, d’autres par une phrase de son autobiographie ou une émotion que nous voulions traduire en saveur. L’équipe, KrisNora (ndla : Kristijonas Bazys, bar manager, et Nora Foldvari, assistant bar manager), et tous les collaborateurs ont apporté leurs idées, que nous avons développées collectivement. Certains cocktails étaient presque aboutis dès le premier essai ; d’autres ont demandé des semaines de tests, d’ajustements et de remises à plat.

Nous sommes restés flexibles mais structurés : dégustations hebdomadaires, dialogue permanent, transparence totale sur ce qui fonctionnait ou non. Nous n’avons rien précipité.

L’objectif était que chaque cocktail ait un sens, ancré dans l’histoire, techniquement solide et fidèle à l’univers de Gerald. Chaque détail, du verre à la garniture finale, a été passé au crible. Ce niveau de soin n’est possible que si chacun se sent véritablement impliqué dans le projet, et c’est exactement ce que nous avons construit.

Comment abordez-vous la création d’une nouvelle carte ? Suivez-vous certaines lignes directrices ?

Pour moi, toute carte doit commencer par un point de vue. Au Scarfes Bar, ce point de vue, c’est Gerald lui-même : son héritage, sa manière de voir le monde, voilà ce qui ancre tout ce que nous faisons. Ensuite, il s’agit de construire un cadre qui donne à l’équipe à la fois un cap et de la liberté. Pour Long Drawn Out Sip, nous avons divisé le menu en quatre thèmes oniriques : « Fears », « Desires », « Revelations » et « Transformations », ce qui nous a donné des balises émotionnelles et créatives.

Une fois cette structure thématique claire, je m’intéresse ensuite au style et à la fonction. Il nous faut des cocktails adaptés aux différents rythmes de service et aux humeurs : certains cocktails au shaker, d’autres remués, quelques long drinks, un cocktail servi directement du congélateur. Je ne suis pas obsédé par l’idée d’avoir « un de chaque », mais la liste doit être équilibrée sans donner l’impression de cocher des cases.

Parfois, un cocktail naît d’une saveur qui me hante : un ingrédient découvert en voyage ou un produit de saison qui mérite d’être mis en avant. D’autres fois, c’est une émotion ou une image. Sur ce menu, beaucoup sont partis d’une œuvre ou d’un texte de Scarfe, quelque chose de visuel ou d’émotionnel que nous avons traduit en goût. Ensuite, nous travaillons jusqu’à ce que le cocktail gagne sa place, à la fois sur la carte et dans l’histoire plus vaste que nous voulons raconter.

C’est la première fois que vous proposez des cocktails sans alcool sur la carte. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Le processus a-t-il été particulièrement difficile ?

Donner une vraie place aux cocktails sans alcool n’est pas une réponse à une mode, mais la suite logique d’une hospitalité attentive. La demande existe, mais surtout, l’attente est là. Les clients veulent des boissons sans alcool aussi travaillées et complexes que les versions alcoolisées. Le défi créatif est le même. Sans alcool ni sucre comme vecteurs de saveur, nous devons redoubler d’efforts pour construire la complexité. C’est une question de structure, d’équilibre et de sens. Ces cocktails doivent être tout aussi soignés que ceux que nous servons derrière le bar.

J’ai commencé à travailler sur des menus incluant des options sans alcool il y a plus de quatorze ans et j’ai placé la première sur une carte il y a environ huit ans. Le déclic est venu pendant mes passages dans les Caraïbes, en Amérique du Sud et en Australie. Je suis tombé amoureux des produits locaux : fruits, herbes, et la façon dont ils s’accordaient à la cuisine et à l’atmosphère. Cela a vraiment pris tout son sens quand je suis passé à la haute gastronomie à Singapour. Au déjeuner, je constatais que les clients ne buvaient que de l’eau plate ou du thé chaud, rien qui sublime le repas. Nous avons introduit des accords sans alcool basés sur la saveur, l’équilibre et la progression. Très vite, la dépense par client est passée de 10 $ pour de l’eau à 45 $ pour deux cocktails sans alcool. Mais surtout, l’expérience s’est améliorée. Les gens se sentaient considérés.

C’est aussi votre première expérience dans un bar d’hôtel. Quels défis spécifiques avez-vous rencontrés par rapport à vos postes précédents ?

Bien que ce soit ma première fois au sein d’un établissement hôtelier, je ne découvre pas l’univers des bars d’hôtel. Je les conseille depuis 2015, d’abord à Londres, puis à Melbourne, et plus tard en Asie du Sud-Est via Proof Creative (ndla : la division consulting bars & boissons de Proof & Company, distributeur de spiritueux majeur en Asie-Pacifique). Cette expérience m’a appris à quel point le langage, le rythme et la structure d’un hôtel diffèrent d’un bar indépendant : plus de strates, d’intervenants, de paramètres.

Ce qui m’a le plus préparé, c’est de me retrouver dans des salles de réunion à présenter des concepts de bar à des propriétaires et dirigeants d’hôtels. On vous questionne sur tout : pourquoi ce verre, comment un cocktail s’inscrit dans le récit de la marque, comment la carte contribue aux objectifs de chiffre d’affaires. L’un des moments les plus formateurs fut un pitch où les propriétaires ont passé chaque détail au crible. J’ai dû expliquer clairement non seulement ce que nous construisions, mais pourquoi chaque élément comptait. Cela a façonné ma façon d’aborder l’opérationnel au Rosewood London.

J’ai déjà travaillé sur des projets hôteliers pour Rosewood, notamment Sora à Phnom Penh, ainsi que pour Four SeasonsRitz-CarltonRegent et Waldorf-Astoria à travers l’Asie et au-delà. Cet acquis m’est précieux pour ce rôle plus permanent. Elle m’a appris à conserver la créativité sans perdre de vue la structure, à insuffler de la personnalité dans un espace qui doit plaire à des profils de clients très variés. Donc, si le contexte a changé, mon état d’esprit, lui, se construit depuis longtemps.

Vous avez passé plusieurs années à Singapour. Quel regard portez-vous sur la scène cocktail là-bas ? Quelles influences de cette expérience avez-vous apportées au Scarfes Bar ?

Même si j’ai passé près d’une décennie hors du Royaume-Uni, je n’ai jamais été basé longtemps au même endroit. Cela a commencé dans les Caraïbes, puis en Amérique du Sud, en Australie, et enfin en Asie, de Hong Kong à Singapour. J’ai passé un peu plus de six ans à Singapour, et cette période a profondément marqué ma manière d’aborder les boissons, la créativité et l’hospitalité.

Ce qui m’a frappé à Singapour, c’est l’audace avec laquelle la scène cocktail assume les saveurs salées. Les bartenders y manient l’umami, la fermentation et la richesse savoureuse avec assurance, en s’inspirant des racines culinaires très diversifiées de la région. Il ne s’agissait pas de copier les associations de la cuisine, mais de traiter les ingrédients salés avec la même finesse que les spiritueux. Cette influence, je l’ai introduite subtilement au Scarfes Bar.

Il ne s’agit pas d’être démonstratif, mais de laisser ces notes apparaître de façon réfléchie et inattendue : une teinture de miso, un élément fermenté, ou une texture plus riche qui porte une note umami.

Singapour m’a aussi appris la valeur du storytelling. Là-bas, l’hospitalité est raffinée mais naturelle. Les clients sont curieux et impliqués ; en conséquence, les meilleurs bars de Singapour misent sur la précision, la clarté et l’intention. Cet état d’esprit, cette clarté d’objectif et cette légèreté d’exécution se retrouvent dans mon travail actuel. Les drinks du Scarfes Bar peuvent sembler théâtraux, mais ils ne sont pas là pour écraser. Chaque élément a un rôle, chaque histoire une raison. Cet équilibre, Singapour le maîtrise à merveille, et je l’ai emporté avec moi.

Comment décririez-vous la culture du cocktail à Singapour, notamment comparée à Londres ?

À Singapour, la culture du cocktail est plus visuelle. Les cocktails « instagrammables » y fonctionnent bien ; la présentation joue un rôle majeur dans le rapport des clients au menu. Cela dit, l’approche n’est pas superficielle : la mise en scène et l’esthétique viennent soutenir la saveur. Les boissons sont souvent stratifiées, réfléchies, détaillées.

Le rythme est aussi particulier. À Singapour, on boit plus lentement, de façon plus ciblée : deux cocktails par personne et par soirée, en moyenne. Les gens arrivent plus tard, prennent leur temps et restent longtemps sur le même verre. À Londres, tout va plus vite. Les clients boivent rapidement, se déplacent davantage et passent plus de temps à l’extérieur. Il y a une immédiateté à Londres qui impose un service très différent.

De Singapour, j’ai retenu cette attention aux détails. Même si le tempo londonien est plus soutenu, cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas traiter chaque boisson comme un moment sur lequel il vaut la peine de s’attarder.

Vous avez quitté Londres il y a dix ans. Comment percevez-vous la scène cocktail de la ville depuis votre retour ?

La culture cocktail a explosé partout, et Londres ne fait pas exception. On peut aujourd’hui boire un cocktail correct presque n’importe où, ce qui est une bonne chose en soi. Mais cette accessibilité s’accompagne d’une baisse de régularité.

Il y a plus de cocktails disponibles, mais peu sont vraiment bien réalisés.

Ce n’est pas une critique de l’industrie, juste le reflet d’une croissance rapide. Quand je suis parti, un nombre restreint de lieux menaient la danse. Désormais, l’échelle n’est plus la même. Mais la qualité doit suivre ce développement.

À mon sens, la prochaine étape ne sera pas de savoir qui ouvre le plus de bars ou gagne le plus de prix, mais qui exécute les choses simples avec soin, jour après jour. Un Daiquiri ou un Martini parfaitement faits valent encore mieux que mille nouveaux ingrédients.

La culture cocktail de Londres s’est longtemps distinguée par la qualité de ses bars d’hôtel. Avez-vous une explication historique à cette force ? Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?

Les bars d’hôtel londoniens ont toujours pu s’appuyer sur leur héritage. Cette ville a façonné l’histoire du cocktail, et une grande partie s’est écrite entre les murs des hôtels. La première mention imprimée du mot « cocktail » est apparue à Londres en 1798. Jerry Thomas a publié Bon Vivant’s Companion, considéré comme le premier livre de cocktails, en 1862. Et quand la Prohibition a frappé les États-Unis dans les années 1920, les bars d’hôtel de Londres sont devenus un refuge pour les bartenders et la culture cocktail.

L’American Bar du Savoy est devenu une référence mondiale. Sans la Prohibition, on pourrait dire que le Waldorf-Astoria de New York aurait eu un poids similaire. La Havane possédait aussi d’incroyables bars d’hôtel, jusqu’à ce que la révolution change la donne.

Oui, les bars d’hôtel de Londres reposent sur des fondations solides. Mais dominent-ils encore aujourd’hui ? Cela dépend. Beaucoup offrent toujours un service et une constance de classe mondiale, mais sur le plan conceptuel, certains stagnent.

Dans un monde où les bars indépendants repoussent les limites, les bars d’hôtel doivent se montrer tout aussi créatifs et expressifs pour rester pertinents. L’héritage ne doit jamais devenir une béquille, mais le socle d’une ambition progressive, pas une excuse pour stagner.

Pour finir, pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit à devenir bartender ?

Je savais dès mon plus jeune âge que je finirais dans l’hôtellerie. J’avais dix ans, assis devant un bar dans le sud de la France pendant les vacances, quand j’ai dit à mes parents : « Un jour, je dirigerai un endroit comme celui-ci. » Ce moment m’est resté.

À l’université, je me suis fixé pour objectif d’obtenir un poste dans le meilleur bar à proximité. J’y suis allé et on m’a dit qu’il n’y avait pas de place. Je suis revenu le lendemain. Puis le surlendemain. Un jour, quelqu’un a cédé : j’étais derrière le comptoir. Mon vrai point de départ. J’ai appris de tout le monde : questions, heures supplémentaires, observation.

Ensuite, j’ai privilégié l’expérience au confort. J’ai travaillé au Socio Rehab à Manchester, un vrai délire disco-cocktail. Puis je suis passé au Tiki chez Keko Moku, avant la science appliquée au 69 Colebrooke Row. Cet endroit a changé ma vision du goût. Colebrooke m’a appris à manipuler les ingrédients, à traiter la saveur comme un langage : plus on connaît de mots, plus on peut dire de choses. C’est ainsi que je conçois les cocktails. J’y ai aussi appris à concevoir un espace : chaque détail avait une raison d’être, on se croyait sur un plateau de film noir.

Voulant être complet, j’ai ensuite rejoint Satan’s Whiskers pour apprendre tout ce que j’ignorais. Je suis passé d’une approche laboratoire à une culture du classique et du craft : pas de sirops maison, pas d’infusions, juste de l’exécution propre et des boissons fraîches. J’ai appris plus en vingt minutes de conversation avec Kevin Armstrong qu’en plusieurs années. Il a l’un des esprits les plus affûtés du métier. Cette expérience m’a inculqué les fondamentaux.

Puis j’ai voyagé : Caraïbes, Amérique du Sud, Australie, Asie. Chaque endroit m’a enseigné quelque chose sur la saveur, le rythme, l’hospitalité. Au Bar Americano à Melbourne, j’ai appris ce que signifie tenir une salle seul ; puis au Tippling Club à Singapour, j’ai exploré le fine dining et les concepts avant-gardistes. Cela m’a mené à Proof Creative, à travers l’Asie du Sud-Est, où j’ai appris le langage des hôtels de luxe et comment concrétiser une vision du concept au service.

Et me voilà au Rosewood London. Chaque étape a été réfléchie, chaque bar m’a appris quelque chose. J’essaie de garder ces leçons en mêlant précision technique et hospitalité. C’est toujours l’objectif.

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Scarfes Bar, Rosewood London : 252 High Holborn, London, WC1V 7EN

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