Un bar à cocktails avec un esprit cabaret
Au départ, nous n’avions pas beaucoup de moyens et nous avons trouvé cet emplacement qui n'était pas très cher (ndlr : rue Viollet-le-Duc, Paris 9). La question s’est alors posée de ce que l’on pouvait faire à Pigalle.
Parmi les aspects positifs du quartier figurait la présence de nombreux bars à cocktails, avec une clientèle pour ce type d’établissements. Cependant, le revers de la médaille était de participer à une gentrification du quartier, au risque de lui faire perdre une partie de son identité.
C’est bien d'avoir une clientèle d’amateurs de cocktails craft, mais cela diluait un peu le véritable esprit de Pigalle au regard de son histoire. Par conséquent, nous souhaitions créer un bar fidèle à l'esprit des lieux, avec une dimension cabaret, une part importante accordée à la musique, avec une part de "fun".
Par ailleurs, certains de nos amis qui font du drag étaient à la recherche d’un endroit où performer, plutôt que de louer régulièrement une salle qui ne serait pas spécialement dédiée à cette scène. Nous nous sommes, donc, inspiré d’un bar ayant existé à Berlin dans les années 70 qui s’appelait Chez Romy Haag. C'était une sorte de cabaret tenu par une femme transgenre et fréquenté, notamment, par David Bowie et Iggy Pop.
Une premier carte thématique, inspirée par une chanson
La carte change deux fois par an. Auparavant, la ligne directrice était dictée par la saisonnalité des ingrédients, mais aussi par les goûts des clients. On étudiait le style des cocktails qui avaient le plus de succès pour s’en inspirer dans les menus suivants.
En règle générale, nous nous efforçons d'offrir un large éventail de spiritueux parmi les recettes, avec toutefois une préférence accordée au gin, car nombre de nos clients l’apprécient dans des drinks un peu citronnés.
En outre, nous proposons deux cocktails à la pression depuis un peu moins d’un an, et je dois dire que c’est vraiment très pratique et permet de gagner beaucoup de temps.
A l’occasion de cette nouvelle carte, je souhaitais, pour la première fois, faire participer toute l'équipe (Joseph Boley, Maelle Lagardère et Kim Milyavskaya). Cependant, la question de la meilleure façon de procéder est vite apparue.
En effet, comment trouver un bon lien avec toute la carte pour que l’ensemble ne soit pas trop disparate ? J'ai finalement trouvé comme fil conducteur une chanson de Minnie Riperton intitulée "Les Fleurs", car j’avais assisté, l’année dernière, à la performance d’une drag queen de Manchester sur ce titre.
Quand on écoute les paroles, c'est une invitation à être soi-même, à s'assumer et faire éclore sa vraie nature. C'était un thème conforme à l’esprit du Sister Midnight et j'ai demandé à toute l'équipe des formuler des propositions inspirées par cette chanson.
Logiquement, la nouvelle carte propose des cocktails floraux, mais pas seulement. Par exemple, Kim a créé un cocktail, Le Livre Blanc, dont le nom vient du titre d’un livre de Jean Cocteau, inspiré de ses premières expériences gay. La recette est un peu florale et végétale, avec des feuilles de kéfir, mais elle intègre aussi un miel fermenté avec du piment, car beaucoup de clients aiment les Spicy Margaritas. C'est un cocktail clarifié, donc transparent, avec uniquement un morceau de clear ice, associé ici à l'idée d'être soi-même, en toute transparence.
Un accueil "one step further"
Nous sommes un bar assez "niche" et, par conséquent, proposer de bons cocktails est un préalable - pour que les clients ne repartent pas déçus – mais ce n’est pas suffisant. L’ambiance contribue également beaucoup à la réussite de l’expérience cocktail.
Le Sister Midnight est un endroit qui évoque les années 70, C’est pourquoi les premières cartes étaient très marquées par les références à cette décennie, avec des cocktails au Galliano comme le Yellow Bird.
Nous avions également proposé une sorte de Blue Hawaiian, mais au mezcal et clarifié. Encore aujourd’hui, il y a toujours un clin d’œil à cette époque.
Ainsi, sur la nouvelle carte, on trouve le Wicked Kiss, une recette avec des ingrédients typiques servis dans un verre néon avec des petites lèvres rouges. La musique, elle aussi, occupe une place importante, et il y a toujours de petits clin d’œil qui y font référence sur le menu.
Mais pour nous, la question de l'hospitalité, avoir un service attentif, est centrale. Notre clientèle est composée de personnes du quartier, d’expatriés, mais aussi – de plus en plus – de touristes anglais et américains.
Ces derniers sont particulièrement sensibles à cette question, donc il convient, selon moi, d’aller "one step further" pour qu’ils soient vraiment heureux quand ils sortent du bar.
Par exemple, il y a quelques soirs, une dame anglaise était là en famille pour son anniversaire et j’ai entendu qu’elle aurait 60 ans à minuit. J’ai donc préparé quatre verres de "bulles" pour qu’ils puissent trinquer à minuit pile. Cela permet de marquer un petit moment dans la vie de quelqu’un. Comme c’est assez dur maintenant pour la plupart des gens, si l’on peut faire un petit geste en plus, cela fait plaisir.
Interactions avec le Red House
Je ne suis pas associée au Red House, mais Joe Boley (ndla: cofondateur des deux établissements), et moi souhaitions ouvrir un lieu qui soit à nous deux, pour avoir un peu plus de stabilité financière. J'adore le Red House et son côté un peu "dive bar", avec de bons cocktails, mais j'avais envie d’un bar à cocktails plus traditionnel.
Les deux endroits sont donc assez différents, mais ils attirent un type de clientèle amateur de cocktail de qualité. Quand des clients du Red House sont dans le quartier, notamment pour un concert, ils viennent ici pour boire un verre et des habitués du Sister iront là-bas pour déguster des tacos, par exemple.
Le processus de création des cocktails est assez séparé entre les deux établissements, mais il nous arrive de discuter d’idées entre nous ; de trouver qu’une recette est bonne, mais qu’elle correspond mieux à l’autre bar.
À un moment, nous avions un cocktail en commun : il avait été créé au Sister Midnight et connaissait un certain succès. Dans la mesure où il avait pour base du mezcal, on s'était dit que ça pouvait fonctionner avec le style du Red House, et ça a bien marché dans les deux bars.
Nous avons, à quelques exceptions près, les mêmes produits, mais il y a moins de demandes de whisky ici.
Savoir proposer des rendez-vous réguliers
En ce moment, comme beaucoup de personnes ont moins d'argent, nous proposons la formule Martini Monday à 10 euros. Le lundi soir est souvent le plus calme de la semaine, et beaucoup de professionnels de l’"industrie" ne travaillent pas ce jour-là. On a donc pensé à faire un chouette rendez-vous récurrent pour inciter à venir boire un verre ici.
Le samedi, quant à lui, est consacré aux soirées drag. La partie de la clientèle venue pour les cocktails est surprise de constater qu'il y a un show, et celle qui a fait le déplacement uniquement pour assister à la performance, ne s’attend pas forcément à arriver dans un bar à cocktails. Au milieu, se trouvent ceux qui sont là pour l'ensemble de la prestation. Maintenant, cette dernière catégorie constitue la plus grande partie de la clientèle du samedi soir.
Au début, les deux types de clientèle ne comprenaient pas forcément ce qui se passait, parce que c'était nouveau d'avoir à la fois de bons cocktails dans une ambiance de cabaret. Désormais, de plus en plus de personnes se familiarisent avec ce concept, ce qui me fait plaisir.
Cocktails signature
Nous avons deux cocktails signature. Ils sont proposés parmi les créations des nouvelles cartes, sans signes distinctifs particuliers.
D’abord, le Sister Midnight. Pour l’histoire, nous étions allés au musée de Montmartre et on a vu parmi ce qui était exposé, les marchands de "coco". Apparus à la fin du XVIIIe siècle, ces personnes portaient une sorte de fontaine sur le dos contenant une boisson très populaire à l’époque, le "coco", qui était un mélange d'épices frais avec du citron, de l'eau et du sucre. Donc, on a créé un drink à base de vodka avec un sirop à base de thé au jasmin, de la cardamome et de la badiane. Au début, on utilisait du citron, mais, maintenant, la recette a changé pour le servir à la pression, et l’on met de l'acidifiant à la place du citron. Ce cocktail est sur la carte en permanence depuis le début.
Et on a un autre cocktail intitulé I Wanna Be Your (Salty) Dog, qui est un peu un "mashup" entre un Gimlet et un Salty Dog, composé de gin, Aperol, pamplemousse, citron, mélasse de grenade, avec un "rim" de sel de l'Himalaya sur le verre. Il est dans le top 3 des ventes depuis notre deuxième carte.
Le cocktail Sister Midnight est maintenant à la pression, les clients adorent. Mais le Salty, on se dit parfois qu'on en a assez de le faire, mais on ne peut jamais l'enlever de la carte. Nous avions évoqué cette possibilité avec des habitués et ils étaient catégoriques : il ne fallait surtout pas l'enlever ! Ces deux cocktails sont dans le top 3 des ventes, pas toujours en semaine, mais le vendredi et le samedi soir, ils le sont toujours.
Regard sur la scène cocktail de Manchester
Quand je vivais à Manchester, c’est le style pub, où l’on boit de l’alcool avec des mixers, qui prévalait. La ville comptait quelques petits bars à cocktails un peu craft, mais cela restait quelque chose d’assez populaire, avec le style de cocktails des années 90.
Mais aujourd’hui, Manchester connaît une vraie effervescence, avec de nombreux bars ayant ouvert ces dernières années. Pour en citer quelques-uns : il y a le Schofield's, un bar de style très traditionnel, un peu dans l’esprit de l’American Bar du Savoy à Londres. Les bartenders sont en chemises et tabliers blancs, le service est excellent et la carte propose essentiellement des classiques.
Parmi les plus récents sinon, Stray a ouvert fin 2023. J’y suis allé il y a quelques semaines lors de mon dernier séjour et c’est vraiment très bon. J’adore aussi le Red Light, qui est un bar inclusif gay proposant des cocktails de qualité et un service au top. D’ailleurs, nous allons faire un guest avec eux : ils vont venir à Paris et nous irons à Manchester.
Parcours de Manchester à Paris
J’ai déménagé de Manchester en 2009 après des études de photographie. J'étais en couple, mais après la séparation, je me suis retrouvée seule à Paris. Il fallait que je gagne ma vie, car la photo ne suffisait pas, et j'ai commencé à chercher du travail.
Il se trouve qu’une de mes copines connaissait Josh Fontaine (ndla : cofondateur avec Carina Soto Velásquez du groupe Quixotic, regroupant, notamment la Candelaria et Le Mary Céleste). Je leur ai demandé s'ils cherchaient quelqu'un pour faire des extras et ça a commencé comme ça. Je n’avais jamais eu d’expérience de barman avant, seulement quelques extras dans les pubs en Angleterre. Ensuite, je suis partie au Glass (ndla : un autre bar de Quixotic, fermé depuis).
Le fait de terminer mon travail tard dans la nuit ne me laissait plus le temps pour faire des photos. J'ai donc décidé de faire une pause, mais le besoin d'argent s’est de nouveau fait ressentir et j'ai commencé à faire des extras avec Joe au Red House. Nous nous sommes dit qu'on pouvait travailler ensemble et j’ai finalement réalisé que, oui, j’étais bartender.
Aujourd’hui, je suis au Sister Midnight pendant le service quatre fois par semaine, mais pas forcément tout le temps derrière le bar. Nous sommes quatre dans l'équipe désormais, et je peux choisir certains soirs de faire la salle ; c'est un peu plus tranquille et je peux discuter avec les clients.
Si je devais me rencontrer dans la rue il y a cinq ans, je me donnerais comme conseil de pratiquer un sport dès le début et pas seulement maintenant ; de prendre soin de sa santé : boire moins, dormir. Quand on est à la fois propriétaire et derrière le bar, on se lève le matin, on prend un petit déjeuner et on commence tout de suite le travail. Ce sont donc des journées très longues. Par conséquent, je n’ai pas l’intention d’ouvrir un nouvel établissement (rires).
Ouvert tous les jours