Pouvez-vous nous présenter Tan Tan ?

Caio Carvalhaes : Tan Tan a débuté comme un restaurant. D'abord, sous la forme d’un "noodle bar", car c’était le premier projet de notre propriétaire, Thiago Bañares. Cependant, ce dernier était un peu inquiet, car, il y a dix ans, on ne trouvait ni restaurant ni bar - à plus forte raison d'inspiration japonaise - dans notre rue. Donc, il se posait beaucoup de questions, mais comme il aimait boire - en particulier des cocktails - Thiago a décidé d’aménager un petit espace pour un bar, avec seulement trois sièges. Et, dès la première semaine, une longue file d’attente s'est formée à l’extérieur et nous avons commencé à vendre des boissons et des plats directement par la fenêtre !

Tan Tan est, à ses débuts, un petit lieu ?

Oui : cinq ou six tables, et seulement trois sièges au bar. Ensuite, je ne sais pas si c’est ce qui a changé l’histoire, mais le premier journaliste à avoir écrit sur Tan Tan a classé l’établissement en tant que bar. Thiago était un peu contrarié, mais il a finalement décidé d’assumer cette identité. Trois ans plus tard, nous avons eu l’opportunité de louer le local voisin et d’agrandir l’espace. Thiago a, alors, décidé de donner au bar la même importance qu'à la cuisine.

Pourquoi avoir choisi, au départ, un restaurant japonais ?

En fait, il y a beaucoup d’influence japonaise au Brésil. Nous avons la plus grande communauté hors du Japon. Dans certaines villes de l’intérieur du pays, on trouve même des villages presque entièrement japonais. Notre propriétaire a grandi dans cette culture. Il est, je crois, le neveu d’un homme qui travaillait dans les mines, et il a toujours été en contact avec la cuisine japonaise. Pour lui, c’était quelque chose d’affectif. Par conséquent, quand Thiago a lancé son propre projet, il a voulu cuisiner selon ses goûts et ses souvenirs. D'où cette envie de proposer un type de cuisine japonaise différent de ce que les Brésiliens connaissent habituellement - comme les sushis. Nous pratiquons la cuisine "chūka", c'est à dire un mélange de cuisine japonaise et chinoise. Par exemple, nous servons des gyozas, mais toujours avec notre touche personnelle. 

Tan Tan, São Paolo - 📷 Tati Frison

La carte des cocktails obéit-elle à un concept ?

Oui. Quand Tan Tan a commencé à avoir un peu de reconnaissance, nous avons voulu mieux raconter notre histoire. Nous sommes entrés dans le classement 50 Best Bars sans vraiment le chercher, mais, une fois primés, il a été décidé d’y prêter attention.

Quand l'équipe a commencé à voyager, les deux premières années, nous étions vraiment concentrés sur cette idée de nous présenter. Nos avions deux menus intitulés Duality I et Duality II qui illustraient la dualité de Tan Tan, entre cuisine et cocktails. Nous avions choisi cinq ingrédients, avec deux cocktails pour chacun : deux ingrédients brésiliens, deux japonais, et un universel. L’idée était d’explorer cette dualité : par exemple, un cocktail pouvait utiliser un sirop à base d’un ingrédient, l’autre une infusion.

L’année dernière, nous avons changé de concept en partant de ce constat : "maintenant que les gens nous connaissent, pourquoi ne pas parler directement de cocktails ?"

Au fil du temps, nous avons réalisé que beaucoup de clients de São Paulo nous confiaient avoir bu leur premier cocktail chez nous. 

Cela nous a inspirés pour concevoir un menu plus pédagogique, organisé par familles de cocktails (comme la famille des Martini, par exemple), pour que les clients comprennent mieux ce qu’ils boivent. Nous voulions aussi transmettre l’idée que les clients sont au centre de tout, ce sont eux qui importent, pas nous. 

Notre menu actuel, Pour-Hibition, s’inspire de la période de la Prohibition aux États-Unis. Nous avons divisé les cocktails en trois époques : avant, pendant et après la Prohibition, avec un regard sur les différences entre ces cocktails (plus ou moins alcoolisés, complexité...). L’idée n’était pas de faire un cours d’histoire, mais d’inviter à réfléchir à notre rapport à l’alcool : pourquoi buvons-nous ? Pourquoi à une époque où c’était interdit, tout le monde continuait de boire ? Il s’agit d’apporter ce questionnement au bar.

Justement, servez-vous des cocktails sans alcool ?

Oui. Pour chacune des trois périodes, nous avons créé un cocktail sans alcool. Cependant, nous ne les séparons pas dans le menu, il est simplement indiqué "0 ABV".

Vos influences sont-elles plus japonaises ou brésiliennes ?

Les deux. Nous essayons d’équilibrer. Par exemple, l’équipe utilise une machine japonaise à glace kakigōri, qui produit une glace très fine, comme de la neige. Nous aimons mélanger ingrédients et techniques des cultures japonaise et brésilienne. 

Donc, certainement beaucoup de cachaça, par exemple ?

Pas tant que ça.

Pendant longtemps, les Brésiliens ont associé la cachaça à un alcool bon marché, pour les "borrachos", les ivrognes. Mais les mentalités évoluent : de plus en plus de bars veulent montrer que ce spiritueux peut être noble et intéressant à travailler.

On a le sentiment que la cachaça a une meilleure image à l’étranger qu’au Brésil ?

Totalement. La "drink culture" brésilienne n’inclue pas vraiment la tradition des cocktails. Dans de très nombreux bar, on peut voir des clients avec de la bière accompagnée d'un shot de cachaça. Bue ainsi, "neat", la cachaça peut effrayer certaines personnes.

C’est un spiritueux que l’on connaît, finalement, assez peu en dehors du Brésil, avec l’essentiel de sa production consommée sur place. Vous avez une très grande diversité de bois – notamment exotiques - pour le vieillissement, dont nous ignorons l’existence.

… même nous, nous ne les connaissons pas tous !

Cela doit offrir des profils aromatiques très divers. Cet atout est très utilisé dans les bars à cocktails au Brésil ?

Je ne suis pas certain. Je crois qu’il y a environ 30 types de bois différents qui permettent de faire vieillir la cachaça, mais les bartenders auraient du mal à en citer dix. Bien sûr, chaque bois va apporter un profil différent au spiritueux et nous essayons parfois d’en tirer parti pour une recette. Par exemple, nous proposons un cocktail à base de cachaça vieillie en fût d’amburana qui apporte des notes épicées. Nous la mélangeons à du miel de cacao pour créer un Cachaça Sour.

Tan Tan, São Paolo

Hormis la cachaça, y a-t-il d’autres spiritueux typiquement brésiliens ?

Oui, mais ils sont assez méconnus. Par exemple, au nord du pays, on trouve la "tiquira", une eau-de-vie distillée à partir du manioc (ndla : c’est le plus ancien alcool brésilien). Mais à São Paulo, presque personne ne la connaît.

La Caïpirinha est-elle toujours populaire ?

Oui, énormément. C’est rafraichissant. Mais aujourd’hui, les gens commandent plus souvent des Caïpiroskas (ndla : à la vodka) que des Caïpirinhas.

Ça n’a pas le même goût !

Oui, on peut même dire que ça n’en a pas (rires) ! On trouve même des Caïpisaké

Y a-t-il d’autres cocktails classiques brésiliens ? J’ai entendu parler du Rabo de Galo.

Oui, le Rabo de Galo est probablement notre premier "classic cocktail". Il date des années 1950, quand la marque Cinzano voulait promouvoir son vermouth au Brésil. "Rabo de Galo" signifie littéralement "cock-tail" (ndla : "queue de coq"). C’est une sorte de Manhattan revisité, avec de la cachaça à la place du whisky.

Cachaça et vermouth ?

Vermouth ou Cynar

J’ai vu des recettes incluant les trois ingrédients, un peu dans l'esprit d'un Negroni, mais sans les proportions à parts égales…

C’est de cette façon que je fais mon Rabo de Galo ! En fait, il existe à chaque coin de rue de petits bars appelés "Botecos" qui vendent, notamment, de la cachaça bon marché, et l’on peut y acheter un Rabo de Galo pour l’équivalent de 50 centimes d’euros. Il est servi sans glace, dans un petit verre, et les clients boivent ça d’un trait avant d’aller au travail. Et vous avez la version de bar à cocktail, dans un style Negroni, avec le gros glaçon. C’est, évidemment, une expérience différente. Sinon, actuellement, un cocktail particulièrement en vogue, c’est le Macunaíma, soit un Cachaça Sour avec un peu de Fernet.

Mais je pense qu’au Brésil, tout a vraiment commencé avec les Batidas, qui sont des boissons à base de cachaça, lait concentré, glace et d’un ingrédient de saveur (jus de fruit, de coco...), l’ensemble étant, ensuite, "blendé". Ce sont sûrement les vraies origines de notre culture du cocktail, avec un véritable essor à partir des années 60.

D’ailleurs, quel est le plus ancien bar du Brésil ?

C’est une vraie bonne question ! Je ne suis pas certain d’avoir la réponse. Nous avons quelques bars qui ont aujourd’hui 20 ou 30 ans… Je pense à un établissement qui existe toujours aujourd’hui : Riviera (ndla : ouvert en 1949). Ce doit être le tout premier. Durant la période difficile que nous avons connue dans les années 60 (ndla : un coup d’état militaire en 1964 instaurant une dictature jusqu’en 1985), beaucoup de personnes s’y retrouvaient pour parler politique, de l’actualité et de culture. 

Il n’existait pas de culture des bars d’hôtels, aux moins pour les touristes ?

Pas tellement. Je crois que le premier bar brésilien ayant figuré au 50 Best était un bar d’hôtel, mais nous n’avons pas cette tradition – même si cela change aujourd’hui : il y a un hôtel Rosewood à São Paolo, ainsi que le Palácio Tangará, dont le bar est très connu. Cependant, il existe toujours des établissements qui vous serviront n’importe quoi si vous commandez un cocktail.

Vous constatez une différence entre les scènes cocktail de Rio et São Paolo ?

Le fait est que São Paolo est gigantesque. C’est la capitale économique du Brésil. Rio, en comparaison, est beaucoup plus petite.

Je ne sais pas si cela s'explique par la tradition ou le climat, mais à Rio, l’on consomme peu de cocktails. 

Je connais des propriétaires de bars qui ont dû fermer faute de fréquentation suffisante. Parfois, c’est parce que les tarifs sont trop élevés pour les locaux, ou parce que ces derniers considèrent que pour le même prix, il préfèrent acheter quatre bières !

Tan Tan, São Paolo - 📷 Tati Frison

Donc, São Paolo domine la scène brésilienne actuellement ?

Oui, à mon avis, notamment en raison de la taille de la ville. Il se passe tout de même quelque chose à Curitiba (ndla : capitale de l’état du Paraná), une ville un petit peu plus au sud. Mais, en ce moment, l’attention se porte sur São Paolo. La scène, ici, est en pleine croissance et, ces dernières années, de bon bars ont ouvert. A l’époque où Tan Tan a débuté, certains établissements avaient déjà l’idée de servir des produits de qualité, mais sans la connaissance, le savoir-faire nécessaire.

Depuis quelques temps, les clients se sont familiarisés avec les cocktails, ont mieux compris cette culture. Selon moi, cela explique en grande partie le dynamisme de la scène à São Paolo.

Cela fait maintenant dix ans que Tan Tan a ouvert. Quel est le secret pour durer : épouser les tendances ou rester fidèle au style des débuts ?

Pour moi, c’est d’abord la constance dans la qualité et l'hospitalité. Personne ne franchit la porte d’un bar à cocktails en s’attendant à trouver un drink médiocre. Il s’agit donc du minimum syndical pour notre profession. Ensuite, la différence se fait avec l’attention portée aux détails et à l’accueil. C’est ce que nous faisons à Tan Tan.

Les clients ne reviennent pas s’ils pensent qu’ils vivront une expérience moins bonne que la première fois. Il faut donc toujours faire au moins aussi bien, avec la perspective de sans cesse s’améliorer.

Votre clientèle est-elle plutôt brésilienne ou internationale ?

Je dirais moitié-moitié, avec une proportion qui évolue selon le contexte (vacances, météo…). C’est sans doute lié à nos classements dans les listes (ndla : 24e au 50 Best Bars et 19e au TOP 500 en 2025) mais aujourd’hui, beaucoup d’étrangers nous rendent visite. C’est important, car cela nous incite à mettre en avant la culture brésilienne, notamment à travers la cachaça.

Avez-vous des cocktails signatures chez Tan Tan ?

Oui, nous avons toujours une section spéciale dans notre menu où figure une sorte de "Hall of Fame", avec quatre ou cinq cocktails de notre dernière carte que nous conservons.

Et un cocktail présent depuis l’ouverture du bar ?

Quelques drinks, mais qui ont beaucoup évolué. Nous avons débuté avec le Dirty Collins – un Dirty Martini transformé en Collins. L’équipe a travaillé la recette au fil des ans, en clarifiant le premier sirop que nous avions réalisé pour en faire un soda à l’olive. Donc, aujourd’hui, c’est un cocktail différent, mais basé sur cette création des débuts de Tan Tan

Caio Carvalhaes - Tan Tan, São Paolo

Concluons par votre parcours personnel. Comment êtes-vous devenu bartender ?

J’ai étudié la peinture à l’huile, mais je n’aimais pas le marché de l’art. J’ai donc commencé à travailler comme serveur. J’aimais cuisiner, mais je me suis vite rendu compte qu'il s'agissait plus d'un hobby que d'une véritable vocation professionnelle. En outre, je préférais le contact direct avec les clients : pouvoir leur parler, créer, puis voir immédiatement leurs réactions.  

Mon premier manager m’a prêté quatre ou cinq livres, et il m’a quelque peu formé. Petit à petit, j’ai pris des responsabilités, ouvert et fermé le bar etc.

J’ai rencontré Thiago Bañares, le propriétaire de Tan Tan, dans un "Burger Shop" où il était chef. Nous avons commencé à travailler ensemble, jusqu’à ce que je devienne chef barman de l’établissement. Puis nos chemins se sont séparés : j’ai intégré un vrai bar à cocktails – où j’ai beaucoup appris – tandis que Thiago est parti ouvrir Tan Tan. C’était il y a dix ans. Quelques années plus tard, nous nous sommes retrouvés et je travaille avec lui depuis trois ans maintenant.

📍
Tan Tan : R. Fradique Coutinho, 153 – Pinheiros, São Paolo – SP, 05416-010, Brésil

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