Pouvez-vous nous parler de Bar TRENCH ?
Rogerio Igarashi Vaz : Nous avons ouvert Bar TRENCH en 2010. C’est un bar à cocktails sans thème unique défini. Au début, il n’y avait pas beaucoup de bars similaires à Tokyo, et nous avons commencé, petit à petit, à changer des choses ici et là pour voir ce que la clientèle du quartier apprécierait. L’emplacement de Bar TRENCH était auparavant un showroom pour des rideaux - en voie de fermeture - dont le propriétaire fréquentait souvent notre premier établissement, Bar Tram. Sachant que nous cherchions un endroit pour installer notre bureau, il nous a montré son local. Finalement, à la réception des clés, nous avons changé d’avis et nous nous sommes dépêchés de construire un bar en un mois et demi.
Vous n’aviez pas de concept précis à l'ouverture de Bar TRENCH ?
Au début ? Non. L’idée était d’ouvrir un bar, c’est tout. Pour devenir TRENCH, cela a pris du temps, car nous n’avions pas de menu. Ensuite, nous avons décidé d’en créer un. Le nom Trench s’explique parce que l'un des propriétaires voulait ouvrir une boutique de trench-coats vintage, mais cela n’a pas fonctionné. Ensuite, nous avons pensé à d’autres noms pour le bar, mais le mot "trench" revenait toujours. Nous avons donc cherché le sens de "trench" dans "trench coat". L’origine n’est pas forcément heureuse (ndla : manteau de pluie de l’armée britannique pour les tranchées de la Première Guerre mondiale), mais nous souhaitions choisir un sens positif du mot : si vous êtes dans une tranchée, vous êtes en sécurité. Vous avez le temps de penser : si vous voulez fuir, vous le pouvez, et si vous voulez avancer, vous le pouvez également. C’est un moment de discernement, pour faire le point, prendre le temps de réfléchir. Et nous avons décidé de choisir ce sens. C’est le sens principal de "trench" dans Bar TRENCH. Au début, beaucoup de clients ne faisaient le lien qu’avec les trench-coats, car c’était plus facile à retenir. Voilà comment tout a commencé.
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En revanche, Bar Tram, votre premier bar, a un thème ?
Oui, c’est un bar à absinthe. Auparavant, c’était aussi un bar classique, où nous servions de la Guinness. Puis, la deuxième année, nous avons découvert l’absinthe, et nous nous sommes demandé : "pourquoi ne trouve-t-on pas de bar consacré à l’absinthe au Japon, alors qu’il y a une telle histoire autour de ce spiritueux ? ". C’est ainsi que Bar Tram est devenu un bar à absinthe. Mais nous en proposons également à Bar TRENCH.
L’absinthe est-elle populaire au Japon ?
Ce n’est toujours pas une grande tendance, mais avant, il n’y avait rien. Quand nous nous sommes concentrés sur l’absinthe, il a fallu des années pour que les clients japonais l’acceptent. Là-bas, la saveur de l’anis n’est pas très en vogue. Beaucoup de personnes laissaient leur verre sans même commencer à boire. Puis, nous avons commencé à éduquer le public, et sommes parvenus à trouver une micro-niche d’amateurs. Ce petit groupe a commencé à en parler autour de lui. Finalement, des clients venaient de loin juste pour boire de l’absinthe au Bar Tram. J'ai, d'ailleurs, remarqué que les femmes s'avèrent plus ouvertes à la découverte de l'absinthe. Les hommes sont plus sceptiques, ils restent avec leur Whisky Highball.
A l’occasion d’un guest du bar Live Twice, j’ai découvert qu’il existe de l’absinthe japonaise…
Oui, c’est en train de se développer aussi, mais c’est assez nouveau. Les plantes traditionnelles - comme l’armoise - viennent d’Europe. Ensuite, les producteurs ajoutent des ingrédients japonais (citronnelle, thé…) par petites touches.
Comment utilisez-vous l’absinthe dans vos bars ? Dans les cocktails classiques ou en créations ?
Nous faisons les deux. Nous servons assez souvent des Absinth Piña Colada, des Absinth Mojitos. Je trouve ce dernier particulièrement plaisant. Au lieu de sucre, nous utilisons de l'orgeat. Et ça marche très bien. Nous avons aussi différents types de fontaines à absinthe pour une consommation traditionnelle, en ajoutant de l’eau. Parfois, nous avons des clients venant d’Allemagne ou du Danemark qui la boivent pure, mais je ne le recommande pas !
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La carte de Bar TRENCH propose des spécialités saisonnières, des classiques oubliés et des créations maison. Où trouvez-vous les inspirations pour les cocktails ?
Oui, exactement. Nous utilisons beaucoup de livres anciens réimprimés. Nous nous en inspirons souvent. Les Japonais sont de grands amateurs de classiques, mais dans un cercle assez restreint : Manhattan, Dry Martini, Gin Tonic, et Gimlet. Pourtant, il existe de nombreux cocktails similaires au Martini ou au Manhattan, avec une histoire riche derrière eux. Nous incluons toujours au moins un classique éprouvé pour offrir ce sentiment de sécurité aux clients, mais nous explorons aussi les variations qui ajoutent une touche d'originalité.
Auparavant, la carte changeait chaque saison. Mais, désormais, nous proposons deux menus dans l’année, incluant chacun quatorze cocktails. Et, de temps en temps, nous créons une carte supplémentaire, soit à l’occasion d’un partenariat avec une marque de spiritueux ou pour des événements comme la Sherry Week ou la Global Chartreuse Week.
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Comment est le palais japonais ? Est-il plus porté sur certaines saveurs ?
Ils apprécient, notamment, les agrumes et le sucré, mais les saveurs ne doivent pas être trop marquées. Les clients japonais aiment les recettes équilibrées, avec de la nuance. Le goût d’un ingrédient ne doit pas être excessivement appuyé.
Quelle place occupe le sans alcool dans votre offre ?
Maintenant, nous proposons environ quatre ou cinq recettes, mais le sans alcool représente seulement 3% du total des ventes. C'est encore un petit pourcentage, qui se développe doucement au Japon. Ici, à Paris, j'ai remarqué que beaucoup de personnes consomment des cocktails sans alcool. Il semble que c’est entré dans les mœurs.
Vous laissez également une grande liberté de commander hors menu ?
En général, dans les bars japonais, il n’y a pas de menu, donc il est courant de demander : "que voulez-vous ? Que ressentez-vous ?" Et ensuite, vous créez pour cette personne. Pour la taille de notre bar, avoir un menu était inhabituel au Japon. Mais nous faisons toujours les deux – certes moins souvent - au quotidien. Surtout pour le deuxième ou le troisième verre, les clients demandent quelque chose qui ne figure pas sur le menu. Parfois, la commande porte sur un classique qu’ils connaissent bien, pour juger de la qualité de la version que nous allons leur proposer, quel type de spiritueux, de vermouth, etc.
Quelle est l’histoire derrière le Trench 75, votre cocktail signature ? On imagine qu’il y a un lien avec le French 75.
Oui, c’est évident. D’ailleurs, beaucoup de clients - parce que T et F sont assez similaires à première vue - disent encore : "donnez-moi ce French 75." Mais il est bien écrit Trench 75. L’idée était d’utiliser le gin japonais Nikka Coffey Gin, qui contient, entre autres, du poivre Sansho. Le moment où nous avons ajouté ce cocktail au menu correspond exactement à celui du lancement de ce produit. C’est également à cette époque que j’ai découvert le saké pétillant. Nous avons, donc, remplacé le champagne du French 75 par du saké pétillant, ainsi que le sucre par du miel.
Le saké est-il une fréquemment utilisé dans les bars à cocktails au Japon ?
D’habitude, vous ne trouvez pas de saké dans les bars à cocktails. A la rigueur dans les bars à cocktails traditionnels, et encore… Mais le saké, comme ingrédient de cocktail, non. En fait, dans la plupart des établissements où l’on sert du saké, de la nourriture est proposée en accompagnement. Je n’utilise pas beaucoup de saké, hormis le pétillant, car une fois la bouteille ouverte, l’oxydation est très rapide et cela altère le goût. Peut-être serait-ce différent si j’avais un bar plus grand, avec une meilleure possibilité de contrôler l’évolution du produit. En outre, si vous ajoutez du vermouth ou un ingrédient à base d’herbes, la plupart du temps, cela altère le goût délicat du saké. Il faut juste ajouter un peu de liqueur, comme du cassis par exemple, et, là, cela fonctionne bien.
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Selon vous, comment un cocktail devient-il une signature du bar ? Le choix du bartender ou le succès auprès de la clientèle ?
Au début, le Trench 75 était une proposition parmi d’autres sur le menu. Je n'étais pas particulièrement fier de son nom, et le cocktail lui-même n'était pas spectaculaire. Cependant, c'est un drink facile à boire, rafraîchissant, et les clients ont commencé à le commander assez souvent. Nous le servons déjà depuis sept ans, et c’est toujours celui qui se vend le plus. Il a connu le succès naturellement, grâce aux clients qui reviennent pour lui et en parlent autour d’eux. Nous aurions pu pousser ce cocktail au début, mais si les clients ne l’aimaient pas, il ne serait pas resté. J’aurais préféré que le choix se porte sur un autre cocktail, à l’époque, mais c’est le Trench 75 qui s’est imposé.
Quels conseils donneriez-vous pour durer en tant que bar ? Faut-il rester fidèle à ses débuts ou épouser les tendances ?
Nous allons fêter nos 15 ans en juin. Je pense qu’il faut suivre les tendances, mais en s'efforçant de conserver son esprit critique. Il arrive un moment où vous devez essayer de nouvelles choses. Ensuite, vous verrez si cela fonctionne ou pas, s’il s’agit simplement d’une tendance éphémère. Je pense qu’il faut tenter, quitte à commettre des erreurs. A une époque, l’on voyait des cocktails avec des garnish exubérants, de la fumée, et c’était ce que les clients réclamaient. Mais, maintenant, nous avons une clientèle très variée, de 20 ans jusqu'à plus de 50 ou 60 ans. Donc, les cocktails les plus populaires sont les classiques, pas forcément les plus aventureux. Certes, nous proposons quelques drinks originaux, mais quelques-uns seulement. Pas sur l’ensemble du menu. D’ailleurs, même s’ils sont originaux, il y a toujours une base de cocktail classique.
Vos clients sont-ils principalement japonais ou des touristes ?
Notre bar est situé près de plusieurs ambassades, notamment européennes. Nous avons donc une grande proportion d’expatriés parmi nos clients réguliers, ainsi que des touristes. Quant aux Japonais, ce sont ceux qui ont l'habitude de voyager. Cela constitue trois groupes, avec une proportion assez élevée de clientèle internationale.
Comment décririez-vous la scène cocktail à Tokyo en ce moment ?
Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle est en plein essor, mais cela se consolide. La culture du cocktail est déjà solidement ancrée ici, avec un style japonais bien défini. Néanmoins, beaucoup de bartenders voyagent et travaillent dans d’autres pays. Ils apprennent, et, à leur retour, sont plus enclins à adapter quelque peu leur style. La nouvelle génération est moins stricte, plus décontractée et mélange davantage des influences extérieures au Japon.
La culture du cocktail est-elle née après la Seconde Guerre mondiale au Japon ?
Non, déjà avant, mais elle a surtout émergé autour des années 1930. L’un des premiers bars à cocktails – type street bar - s’appelle Lupin, dans le quartier de Ginza à Tokyo. Il a presque cent ans (ndla : ouvert en 1928), mais les propriétaires ont changé déjà trois ou quatre fois ; ce n'est plus une entreprise familiale, contrairement au Harry’s Bar de Paris.
Le premier livre de recettes de cocktails au Japon a été écrit dans les années 1920 par un cuisinier qui était le chef attitré des empereurs Taishō et Shōwa (Hirohito). Il avait fait ses classes en France (ndla : notamment auprès d’Auguste Escoffier au Ritz Paris) et traduisait des recettes de cuisine françaises, mais aussi de cocktails - dont certaines adaptées avec des ingrédients japonais. Une série lui a été consacrée au Japon.
Un cocktail comme le Bamboo est né à Yokohama à la fin du XIXe siècle, mais ce n'était pas un Japonais qui l’a créé (ndla : il s’agirait de Louis Eppinger, le manager d’origine allemande du bar du Grand Hotel de Yokohama. Qu'il soit l'inventeur de ce cocktail est discuté par les historiens, mais son rôle dans la popularisation du Bamboo semble bien établi).
Le style de service dans les bars à cocktails traditionnels est très formel, car inspiré d'anciens livres, et l’on vous reçoit comme dans un bar d’hôtel classique, avec une grande politesse.
Comment êtes-vous devenu bartender ?
J'étais un client du Bar Tram et le propriétaire me demandait tout le temps de rejoindre l’équipe. A l’époque, j’étais étudiant, et j'ai refusé pendant plus d’un an et demi. La principale raison était que je ne voulais pas travailler la nuit. Je voulais dormir ! Finalement, il m’a convaincu de travailler au moins une fois par semaine dans son établissement. J’ai fini par accepter, et, un jour, j'ai réalisé que j’étais devenu bartender à plein temps ! Avant cela, je ne comprenais pas pourquoi l’on pouvait aimer travailler dans un bar. Mais quand vous commencez à apprendre l’art du service, la perception du métier change. J’ai, alors, décidé de me consacrer uniquement à cette activité. Et j’y suis toujours. Donc, si vous venez à Tokyo, n’hésitez pas à venir goûter notre Trench 75.
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