Equinoxe : un menu autour du concept de cyclicité

L'inspiration m’est venue d’un film coréen de Kim Ki-duk"Printemps, été, automne, hiver... et printemps", dont le thème porte sur l’idée de cycles, et qui reprend un peu le concept nietzschéen d'éternel retour. Cela m’a donné l’idée d’un menu autour du thème de la cyclicité : ne pas changer l'ensemble de la carte en une seule fois, mais plutôt trois cocktails tous les équinoxes et solstices.

J’apprécie d’avoir un menu conceptuel, car ils nous offre un cadre lors du processus de création. Quand on présente la carte aux clients, ces derniers doivent comprendre l’identité, la philosophie qui anime l’établissement et ce que nous souhaitons leur proposer.

Ce nouveau menu a été lancé le 21 mars pour l'équinoxe de printemps, et le prochain changement interviendra le 21 juin, lors du solstice d’été. Les ingrédients désormais hors-saison - comme les asperges et le kiwi – sont enlevés au profit de produits au pic de leur saisonnalité, déployant ainsi toute leur puissance aromatique : pêche, myrtille.

Il y a donc trois cocktails qui changent tous les trois mois. C’est un principe évolutif. Cependant, tous les 12 cocktails à la carte ne sont pas conçus avec des fruits ou des légumes de saison. Certaines recettes n’en sont pas dépendantes et ont donc vocation à rester, tel le Prince - un Martini avec de la coriandre – et le Giove, un Highball au shochu.

Une description des cocktails en trois points

Dans le menu précédent, nous avions un concept particulier où l'on n'annonçait aucun ingrédient, et les clients jouaient le jeu dans l'ensemble. Cependant, ils n'étaient pas vraiment prêts pour une absence totale d’indications et demandaient au moins à connaître le spiritueux principal, ce qui faisait perdre un peu de temps aux bartenders.

Il m’a paru que trois éléments d'information seraient suffisants, plus la forme du verre en dessin. La carte actuelle énonce l'alcool, l'ingrédient principal et un adjectif qui représente le mieux le cocktail (pétillant, floral…). C'est quelque chose de plutôt dynamique. Avec trois informations au moins, tu rêves déjà, tu arrives à te faire une idée de ce que tu vas trouver dans ton verre.

Inspiration et processus de création

Il n'y a pas de règle stricte pour l’inspiration d’une recette. On peut très bien partir d'un spiritueux découvert il y a peu, d'un ingrédient, d'une saveur, voire d’un sirop.
Quelquefois, j'ai des idées de saveurs particulières en sachant que l'accord pourrait fonctionner.

Par exemple, pour le cocktail Gong, je voulais créer un Milk Punch Bloody Mary sans utiliser de jus de tomate. Nous avons donc employé une liqueur française à base de tomates, Amour Matador de chez H. Theoria, avec de la tequila et du mezcal. Nous l'avons infusée et distillée avec des poivrons grillés, ce qui nous a permis d'obtenir un spiritueux de poivrons d’une grande puissance qui remplaçait un peu le côté umami du jus de tomate. En plus, nous avons fait une sauce teriyaki avec coriandre, mayonnaise et sauce soja. Cette recette-là, je l'avais imaginée sans tenir compte du spiritueux. En revanche, le cocktail Giove a pour origine la découverte d’un shochu à base d'orge malté, avec un goût de pop-corn assez prononcé. D’emblée, cela m'a donné l'idée d'un Highball.

Giove, Bluebird (Paris)

De l’importance de la musique dans l’expérience cocktail

Equinoxe se présente comme une pochette de vinyle, avec le menu à l'intérieur, comme un livret de disque.  Ce clin d’œil musical, dont le graphisme est l'œuvre d'Aude Surville (NDLA: actuelle Brand Ambassador Diplomatico), s’explique par le fait que j’ai acquis très tôt la certitude de l’importance de la musique dans un bar, depuis que j'ai commencé à travailler dans cet univers, il y a au moins 12 ans pour être plus précis.

Mon père avait un bar dans lequel je gérais un peu la musique, c'était ma passion. Depuis cette époque, j'ai toujours pensé que la qualité du cocktail était très importante, mais également l'ambiance que l'on arrive à créer, le contact établi avec le client, et surtout la qualité du son.

Pour moi, même si un cocktail a un petit défaut, si le lieu dispose d’un excellent son, on peut avoir une très bonne expérience. Les personnes conservent tout de même un bon souvenir en sortant du bar.

Au Bluebird, le style musical est consacré au jazz en semaine, avec un glissement progressif vers une musique plus rythmée le week-end : soul music en début de soirée, disco-funk ensuite. En effet, passer du Miles Davis à minuit le vendredi soir ne produirait pas la même ambiance.

Interaction avec la cuisine du restaurant Hank’s Corner.

Hank’s Corner a ouvert il y a 4 ou 5 mois (NDLA : par le même propriétaire que le BluebirdPasa Omerasevic). Notre souhait est d'avoir zéro déchet, d'employer des ingrédients dont la cuisine n’a pas l’usage, pour confectionner des sirops, ou des garnishes.

Parfois, le mouvement intervient dans l’autre sens : nous avons recours à un produit, comme les asperges par exemple, qui sera utilisé en cuisine par la suite.

Pouvoir travailler avec un chef est un atout, car la cuisine a développé des techniques dont nous pouvons nous inspirer. Il arrive même que ce dernier nous aiguille dans une certaine direction, en nous suggérant des idées qu’un barman n’aurait pas forcément eues.

Le bar propose de quoi grignoter, mais si les clients recherchent un repas plus substantiel, nous leur conseillons d'aller juste à côté, et nous pouvons leur apporter les cocktails sur place. L’équipe réfléchit, à terme, à une forme de collaborations autour de l’idée d’accords mets – cocktails, même si nous nous concentrons pour l’instant sur nos domaines respectifs.

Selon moi, c’est aujourd’hui important de pouvoir offrir aux clients une qualité à la fois liquide et solide. Je n'imagine pas un très bon bar sans une telle proposition, même si ce n'est pas impossible, à condition d’être très concentré sur la qualité des cocktails. Cependant, si l’on parvient à proposer les deux, c’est idéal.

Une mise en valeur des meilleurs alcools de chaque pays

Le sherry de Xérès est le produit que nous utilisons le plus. C'est un marqueur gustatif de l'établissement. Il était déjà présent lorsque je suis arrivé au Bluebird, mais aujourd'hui, nous avons du Fino espagnol Lustau un peu partout. C’est un ingrédient dont j’apprécie beaucoup les notes de noix, complexes, et je ne pourrais pas travailler sans désormais, car il s’adapte à tous les types de cocktails.

Nous proposons par exemple sur la carte un Martini au Fino infusé avec du poivre noir, du genièvre, de la coriandre. C'est un drink au notes un peu végétales.

En règle générale, dans l’équipe - Etienne JolyHenrique Neiva da Lage et Viola Barzagli - nous avons à cœur de mettre en valeur les meilleur produits de chaque pays : de plus en plus de japonais - à l’instar du shochu - mais aussi, pour la France, H Theoria - inspiré des parfums - que l'on trouve dans deux cocktails à la carte, mais aussi du cognac ou des produits de Christian Drouin, que j'apprécie beaucoup.

Une « école » du bar italienne ?

Les bartenders italiens sont présents un peu partout dans le monde, car il me semble que nous sommes plutôt doués. Si je réfléchis à ce qui pourrait correspondre à une « école » italienne du bar, cela serait plutôt l’importance accordée à l’hospitalité, l’accueil. Avant même de servir un cocktail au client, savoir dire bonjour en étant souriant, servir un verre d'eau ; il faut que la personne se sente chez elle avant toute chose. Tendre vers un service parfait et combiner cela avec le choix idoine de musique, plus un bon cocktail. Si l'on y parvient, cela signifie que l'on fait bien notre travail.

A tous ces éléments, j’ajouterais la maîtrise des cocktails classiques. Je me figure volontiers l’idée d'un barman - où que ce soit dans le monde - capable d’un excellent accueil et de très bien réaliser les classiques. Ce seraient les deux marqueurs d'une possible école italienne.

Regard sur la scène cocktail actuelle en Italie, et Gènes en particulier.

Auparavant, les bartenders italiens travaillaient essentiellement à l’étranger - notamment à Londres - où ils ont contribué à créer la scène, comme Simone Caporale, quatre fois vainqueur du titre de meilleur barman à l’Artesian.

Aujourd’hui, il y a du changement, même si je ne peux pas encore comparer la scène italienne avec celle de Londres, laquelle me semble toujours être la meilleure. Cependant, les bars transalpins se développent bien, à l’image de Milan qui compte une quinzaine ou une vingtaine de bars de grande qualité, ou Rome, avec le récent Drink Kong – l’un de mes établissements préférés en Italie - ou le Jerry Thomas. À Naples, il y a aussi l'Antiquario. Le pays compte 5 bars classés dans le 50 Best, donc on se débrouille plutôt bien.

Gènes, d’où je suis originaire, est un peu en retrait sur cette question. J'ai eu la chance de travailler dans le meilleur bar à cocktail de la ville : Les Rouges. C'est un établissement inspiré de la France - comme son nom l'indique -, situé en plein cœur du très joli centre historique, dans un palais du XVIIIe siècle, orné de peintures anciennes. Le style y est très classique, et c'est là que j'ai débuté mon initiation. Ensuite, on trouve deux ou trois bars agréables vers Portofino, mais j'espère que cela pourra se développer avec les années, car je connais un certain nombre de bartenders originaires de Gênes vivants à l'étranger susceptibles d’œuvrer en ce sens. En outre, certains produits locaux - avec lesquels j’ai grandi - mériteraient une mise en lumière, comme l’Amaro Camatti ou le Corochinato, un apéritif qui peut remplacer l’Aperol pour confectionner une version génoise du Spritz. J’aimerais pouvoir les rapporter en dehors de l’Italie, à terme, afin de les faire connaître.

Deux Daiquiris, passeport pour Paris

Mon père avait des bars quand j'étais enfant et j'ai commencé à l'aider dès mes 16 ans, tout en jouant au football. Je pensais devenir joueur professionnel, même si l’idée de devenir barman un jour ne m’était pas totalement étrangère. Par conséquent, j'ai commencé à développer ces deux aspects professionnels conjointement. Malgré un certain niveau de footballeur, je ne gagnais pas vraiment ma vie, et le monde du cocktail m'intéressait de plus en plus. J'ai donc commencé à travailler dans le bar Les Rouges où ma passion s’est affirmée.

Par la suite, j’ai officié dans des établissements sur la côte près de Gênes, où j’ai rencontré mon patron actuel : Pasa Omerasevic. Ce dernier était venu saluer l'une de mes collègues qui avait travaillé pendant quatre ans au Syndicat, à Paris. J'étais au bar et j'ai eu l'occasion de réaliser deux Daiquiris pour Pasa qui m'a, alors, proposé de le rejoindre à Paris.

Après le Covid, je souhaitais changer de ville, me lancer un nouveau défi. Sans beaucoup réfléchir, j'ai pris un avion la semaine d'après et je me suis retrouvé en France, sans parler la langue et avec trois mots d’anglais. J’ai commencé mon travail en me sentant tout de suite à la maison au Bluebird, avec son ambiance inspirée du Los Angeles des années 60, la présence de la musique, et je suis resté.

Vivre à l'étranger, apprendre le français m’a passionné. J’ai beaucoup aimé la France ; cela fait maintenant trois ans que je suis ici, et je suis content !


Bluebird : 12, rue Saint-Bernard ; 75011 Paris
Ouvert tous les jours.


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