La philosophie Povera
Le nom de Povera est d'abord un clin d'œil à la "cucina povera", c’est-à-dire une cuisine de grand-mère qui utilise l'intégralité des produits, sans gaspiller. Un peu comme l'Arte Povera, on va prendre des produits ordinaires et essayer de les élever à un statut supérieur, leur redonner des lettres de noblesse. Nous allons appliquer ces principes aux cocktails, en nous efforçant de ne rien jeter, et même d’aller à la rencontre de restaurateurs ou de producteurs voisins pour récupérer ce qu’ils ne gardent pas habituellement. Par exemple, utiliser les cosses de fèves pour en faire une huile, un sirop ou un jus. L'idée, c'est d'être un peu plus pertinent et raisonné dans notre utilisation. Bien entendu, l'intention finale reste le goût ; créer de bonnes choses, c'est notre vocation première.
La dimension locale est centrale dans ce projet – à Nice, nous disposons d’une palette aromatique et d’une diversité immense autour de nous, avec des producteurs formidables - ainsi qu'un attachement au respect des saisons. Quand j’évoque le localisme, il s'agit plutôt d'une vision d'ensemble que de se restreindre à 40 km autour de nous. Cela comprend tout le patrimoine culinaire, qu'il soit historique ou contemporain. Donc, si un produit magnifique vient de Vintimille ou d’un peu plus loin de l'autre côté de la frontière, on ne se fermera pas la porte, parce que cela fait partie de la région et de son pluralisme. Par ailleurs, nous souhaitons aller piocher dans l'arrière-pays niçois où l’on trouve quasiment de tout.
Ensuite, la décoration de Povera conserve cette même empreinte : garder et élever les codes d'une vieille maison provençale, sans tomber dans le cliché. Proposer quelque chose d'actuel, mais avec un clin d'œil à un courant de design japonais qui m'est très cher, le wabi-sabi, avec l'idée de valoriser un élément - même cassé ou abîmé - pour son histoire, sa vie passée. Nous apprécions l'esthétique des choses usées et les valorisons.
Physionomie de l’établissement
Le bar a une superficie de 83 mètres carrés environ, avec une quinzaine de tables, donc entre 50 et 60 places assises. Nous disposons également de deux-trois espaces où les clients peuvent être debout, avec d'anciennes parties du bar en guise de comptoir pour s’accouder, et doubler ainsi la capacité d'accueil. Povera peut à la fois être un lieu de rendez-vous intime, ou proposer une ambiance festive et conviviale.
Le squelette est donc là, mais le lieu va vivre tout seul et il nous appartiendra d’être attentifs pour comprendre comment l’optimiser pour le rendre le plus agréable possible aux clients. Par expérience, je sais que ce n’est jamais vraiment ce que l’on projette qui advient.
La terrasse n’est pas encore d’actualité. Contrairement à Paris où les établissements ferment directement à 2h sans dérogation, à Nice, faute d'autorisation particulière, tout ferme à minuit. Par conséquent, nous privilégions d'abord l'accord pour la fermeture tardive, et une fois celle-ci obtenue, on fera une demande pour la terrasse.
Une carte autour de la saisonnalité et des ingrédients locaux
Notre philosophie s’inscrit dans la volonté d'utiliser les produits autour de nous, réduire un peu notre empreinte, avoir de grosses rotations sur le menu, se rapprocher de plus en plus d'une idée ou d'une approche de cuisine familiale.
Un cocktail peut très bien rester à la carte uniquement trois semaines si la saisonnalité l’exige.
Etre libres de s’amuser avec de petites quantités, récupérer les chutes de restaurateurs pour s’en servir dans les cocktails stimule la créativité. Nous n’avons pas vocation à "rotovaper" tout ce que l’on trouve, mais plutôt à aller chercher l’inspiration dans les techniques de cuisine ou les vieux livres de recettes de grand-mère. Parfois, un bouillon d'agrumes remplacera le citron, parce qu'au final, les écorces sont souvent jetées alors qu’elles représentent 40% du fruit. Il conviendra d’être imaginatifs et de considérer cela comme un exercice plutôt qu'une contrainte.
Tous les types de cocktails seront représentés, mais je souhaite que la carte "roule", notamment pour les sans alcool. Au début, dix cocktails alcoolisés et deux sans alcool étaient prévus, mais l’on risque de se réorienter, car déstigmatiser le sans alcool me tient vraiment à cœur. Cette partie va donc particulièrement évoluer au gré des envies et des saisons. Si les bonnes idées viennent, il est tout à fait possible de proposer trois, voire quatre drinks non alcoolisés. Le propos est de vendre cette catégorie comme une offre en soi, et non un pis-aller alternatif.
Quant au choix des alcools, il est exclu de faire des concessions sur la qualité. Tout ce qui est produit dans la région - à condition d’être bon - est susceptible de nous intéresser. Par exemple, une distillerie vient d’ouvrir à Nice et nous allons leur prendre une bouteille de gin pour jouer le jeu. De plus en plus de brasseurs installent un petit alambic de manière totalement illégale pour s’amuser, mais il n’y a pas l’équivalent niçois d’un distillateur comme Julhès avec sa Distillerie de Paris. Par ailleurs, comme nous sommes situés à proximité de l’Italie, le bar disposera d'une jolie sélection de vermouths. Mais si jamais un spiritueux est mieux fait ailleurs, celui-ci sera privilégié. On ne va pas essayer de trouver un alcool d’agave de la Côte d’Azur, on ira le chercher au Mexique comme tout le monde [rires].
Hormis les cocktails, nous proposons un peu de vin nature, avec environ deux blancs, deux rouges, un orange et un pétillant, plus de la bière de brasseurs régionaux. Côté nourriture, l’offre sera retreinte, mais cohérente. Nous ne sommes pas cuisiniers, mais nous allons acheter des produits de qualité - typiquement des focaccias auprès d’un très belle boulangerie qui travaille avec des farines anciennes - et en faire des sandwichs avec les ingrédients de la région. Je ne voulais pas de couverts, mais quelque chose de convivial.
Diversité des inspirations
Il n'y a pas trop de règles pour l’élaboration de la carte, excepté que le spiritueux ne commande pas la suite de la recette. Je l’explique à toutes les personnes qui travaillent avec moi : l'alcool est un "bonificateur", il vient mettre en valeur des arômes plutôt qu'être le point central et l'élément de construction d'un cocktail ; sauf lorsque l’on s’efforce de mettre en valeur un spiritueux, mais là c'est un autre exercice.
Pour Povera, plusieurs approches existent : partir d'un produit frais à mettre en valeur en trouvant toutes les déclinaisons possibles pour aller chercher différentes notes aromatiques et avoir un cocktail mono-produit. Mais aussi, s'inspirer de combinaisons : par exemple, nous souhaitions explorer le miel fermenté, et cet ingrédient s’accorde parfaitement avec des graines torréfiées. Enfin, une idée peut être à l’origine d’une recette: va figurer sur la carte un vin de cerise inspiré du Fragolino italien (au goût de fraise des bois), ou d’un cépage un peu endémique dans la région au-dessus de Nice qui, lui, développe des notes de framboise. Cela fait une éternité que je souhaitais concevoir un produit ressemblant, mais autour de la cerise. Pour y parvenir, il faut des cerises fraîches sous différentes manières, un petit peu d'amaretto pour apporter ce côté un peu noyau de cerise, accompagné de Xérès et d'apéritif à base de vin.
Pendant la construction d’un menu, on sait que certaines catégories de verres auront plus de succès que d'autres, mais ce n'est pas pour autant qu’ils deviendront des signatures de l'établissement. Cette décision appartient aux clients. En outre, Nice est un marché assez nouveau pour ce type de cocktails, et j’ai hâte de voir la réaction de la clientèle par rapport à cette offre, et être à l’écoute de son palais. Mais nous espérons que certains drinks de cette carte seront des classiques, parce qu’on les aime beaucoup.
Clé pour constituer une équipe durable
L’équipe sera composée de trois ou quatre membres, dans une optique de stabilité et de fidélisation. Je n'ai pas envie d'avoir des personnes sur le départ après deux mois. J'essaie de travailler avec de jeunes locaux issus de cette très belle école hôtelière niçoise et de favoriser les personnalités, plutôt que les compétences ou les connaissances à l'heure actuelle. A mes yeux, la formation est la clé pour avoir un staff fidèle. Il faut qu'ils aiment le lieu pour rester un certain temps et être dans la même dynamique que moi.
Pour débuter, j'ai appelé Damien Lemercier qui travaillait avec moi à l'Experimental, où il était "Experimental Cocktail Club Traveller". Damien a travaillé au bar new-yorkais Double Chicken Please et a présidé à l’ouverture d’établissements au Mexique. C'est un peu un barman baroudeur. Je lui ai proposé de faire l'ouverture avec moi pendant quelques mois afin de mettre en place les process ; c'est quelqu'un sur lequel je peux m'appuyer en toute confiance. Ce laps de temps nous permettra de vraiment refléter ce que je veux du bar, montrer ce dont nous sommes capables et, ainsi, être attractifs pour le staff. L’équipe est donc formée de Damien, plus une autre personne au bar, avec des mi-temps en fin de semaine.
Pour ma part, je serai tous les soirs derrière le bar. Après avoir accompagné les autres pour l’ouverture de leurs établissements - comme Margot Lecarpentier et son projet Combat, par exemple - il est important que je consacre du temps à Povera, mon premier "bébé". Une fois l’équipe solide constituée, je pourrais, de temps à autre, décrocher deux jours pour me rendre à des rendez-vous dans le cadre de missions de consulting et revenir la conscience tranquille. Pour l'instant, je suis très motivé et confiant dans le potentiel du bar et de l'équipe que nous mettons en place. Je pense que la vision autour de Povera, le modèle proposé, sont assez riches de sens.
Barman la nuit, consultant le jour
Mon travail de consultant s'est fait de manière assez organique. Je m'occupais de l’Experimental Cocktail Club à Paris en qualité de bar manager depuis un certain temps, et quand le groupe a explosé en terme de succès, il m’a été demandé de dessiner les espaces de travail pour les nouveaux établissements, de créer les premières cartes. Au fur et à mesure, le package grossissait jusqu'au moment où je me suis retrouvé responsable de tous les points de vente et des ouvertures pour le groupe Experimental.
Je recevais de plus en plus de requêtes pour des missions de ce type, car à l’époque – il y a huit ans - personne sur le marché ne proposait ce type de prestation. En plus, l’Experimental Group me donnait une belle image et une visibilité. Donc, j'ai finalement décidé d’ouvrir mon entreprise en parallèle de mon activité pour le groupe et cela a pris une certaine ampleur.
La partie conseil est très intéressante, car il s’agit toujours d’un petit défi. J'aime m'adapter au projet, ne pas fournir des solutions standardisées. Réfléchir en fonction du pays d'implantation, de la clientèle, du cadre; c'est assez stimulant d'un point de vue créatif. Et au fil du temps, je suis passé d'un travail de consultant à celui de gestionnaire de projet. Ce que j'adore dans mon évolution professionnelle, c’est qu’à chaque fois des éléments se rajoutent, à la demande d'un client ou face à la situation. Désormais, je peux livrer certaines missions clé en main, avec une partie ouverture de bar pure, c'est-à-dire la gestion de budget, traiter avec des architectes, les dessins des espaces techniques en lien avec les cuisines. Aucune mission n'est similaire, et j'ai la chance d'apprendre avec beaucoup d'acteurs impliqués. Enfin, c’est toujours une satisfaction de voir un lieu sur lequel on a œuvré sortir de terre.
Avec ma société, je travaille beaucoup à distance, à partir de chez moi ou dans les cafés. Je vais sur les projets peut-être trois fois : d’abord pour faire le suivi des travaux, ensuite juste avant le lancement, et enfin pour lancer l'établissement. Par conséquent, je n'avais plus trop de raison de rester à Paris, alors que j'avais cet attachement à Nice dont je suis originaire. En observant le dynamisme sur place, je me disais qu’il faudrait ouvrir un lieu ici. J’ai commencé à faire des visites en pensant que cela me permettrait de rencontrer les acteurs locaux et de comprendre l’état du marché. A la première visite, je suis tombé sur cette pépite et il a fallu se décider très vite. Ce n’était pas du tout prévu à ce moment-là, mais les circonstances en ont décidé autrement. Je poursuis l'activité de conseil, car c'est une activité diurne avec le bar comme activité nocturne. J'aime m'infliger des charges de travail assez conséquentes ; c’est une tradition familiale [rires].
Nice, le nouveau Marseille ?
Nice n’a pas vraiment de bar classique historique. Quelques endroits ont toujours eu une offre cocktail, mais ce sont des bars d'hôtel comme le Negresco. Des hôtels ont essayé d'ouvrir un peu et de développer leur offre bar, mais, selon moi, les Niçois n'ont pas encore - voire n'auront jamais - le même état d'esprit parisien d'entrer dans un hôtel pour y boire un verre. Pour faire une distinction que je n'aime pas tellement, on trouve peu de bars à cocktails purs de type "mixologie". Une ou deux personnes ont été extrêmement proactives sur le sujet, des anciens de l'école hôtelière de Nice qui est une école fabuleuse pour la mention bar et un véritable vivier de talents. D'ailleurs, quand je travaillais à l'Experimental Cocktail Club, j'en ai recruté un certain nombre, pour Londres notamment. On observait donc un exode des talents locaux, car il n’y avait pas grand-chose sur place. Les seules offres étaient très axées Speakeasy, ce qui, dans une ville où il y a tout de même pas mal de soleil était sans doute inadapté.
Un barman niçois, Matthieu Pluta, a eu deux établissements qui fonctionnaient relativement bien, mais il a désormais ouvert, à la place, un restaurant (Icô, ndla) doté d'une offre de cocktails. De même pour le Babel Babel qui propose de super cocktails, mais cela reste, là aussi, un restaurant. Par conséquent, l’aspect bar à cocktails stricto sensu est peu représenté, alors même que, selon moi, une forte demande existe sur place.
Aujourd'hui, beaucoup de personnes reviennent au pays, des Niçois passés par Paris ou l'étranger et qui sont à la recherche d'un établissement ayant une offre comme la nôtre. Ce sont des clients des restaurants bistronomiques (en forte croissance à l'heure actuelle) ouverts par de jeunes talents mettant en avant la tradition culinaire niçoise, sans être passéistes. Je suis convaincu qu’il existe un authentique parallèle entre ce type de restaurants et le bar à cocktails, où les produits sont mis en valeur pour leur qualité, avec un prix adapté.
Nous avons donc la chance d’arriver à ce moment de la scène. Beaucoup font le parallèle avec Marseille. Nice est une ville tellement prometteuse, qui a beaucoup à offrir : le confort de vie, le cadre, l'environnement. Même l’hôtellerie est dynamique : le Mama Shelter a fait une jolie ouverture il y a peu, ainsi que l'Hôtel du Couvent. On est au tout début d’une jolie vague.
Des palaces au groupe Experimental
A l’origine, j’étais en sport-études et je considérais cela un peu comme mon travail. Mais toute ma famille a toujours évolué dans l'hôtellerie de luxe : ma mère était gouvernante générale dans des palaces comme le Georges V et le Bristol, puis dans le sud de la France. Mon beau-père, quant à lui, était chef de cuisine sur l'Orient-Express pendant 38 ans. J'ai donc toujours eu cette appétence pour l'approche du service et des bonnes choses, que ce soit la nourriture ou les boissons. Quand il a fallu trouver un vrai travail, je me suis logiquement orienté vers des études en gestion hôtelière pour devenir directeur d’établissement.
J'ai travaillé au Grand Hôtel à Saint-Jean-Cap-Ferrat, et à la sortie de mes études, j’ai reçu de nombreuses très belles propositions pour mon âge. Cependant, je ne me voyais pas du tout être derrière un bureau, sortant de cette vie de sportif que j’avais connue auparavant. Mon expérience du bar m’avait intéressée et j’ai acheté tous les livres disponibles sur le sujet. Assez naïvement, j’ai recherché la mention "meilleur bar de France" sur internet, et la réponse fut le Plaza Athénée. Après les avoir peu harcelés, j'ai obtenu un poste là-bas en repartant tout en bas de l’échelle, comme commis de bar pendant quelques mois. J'effectuais des préparations et un peu de service au plateau, mais pas tellement derrière le bar, sauf à la fin. J’y suis resté un an et demi, entre 2009 et 2011.
Il se trouve qu’en arrivant à Paris, j'avais emménagé - par chance - vers Montorgueil et tout le monde me parlait de ce bar de quartier génial qui s'appelait l'Experimental Cocktail Club. Et moi, bien sûr, en poste dans les palaces, je pensais : "d’accord, je travaille dans le meilleur bar de France, mais je vais quand même essayer".
Cette première fois, je m’en souviens absolument dans tous les détails: c'était un jeudi soir, Michael Mas était derrière le bar, toutes les bouteilles m’étaient inconnues, je ne comprenais rien à la carte, hormis que les verres étaient délicieux et le staff adorable. J’ai alors compris que je voulais travailler ici, et mes soirées libres étaient consacrées à m’asseoir au comptoir, tout goûter et leur poser des questions. Là encore, je les ai sollicités avec insistance pour y travailler, et quand une place s'est libérée, j'ai tout quitté pour intégrer le staff en qualité de barman. La manager et l'assistant manager sont partis, respectivement, au bout de 9 mois et un an, et je me suis retrouvé propulsé chef de bar vers mes 20 ans.
L'un des gros points forts du groupe Experimental, c’est que l’on ne juge pas forcément une personne à son âge, mais sur la confiance et les résultats. Et je leur serai éternellement reconnaissant pour cet état d'esprit. J'ai appris énormément, parfois dans la douleur, et je pense que cela m'aide encore aujourd'hui dans mon approche du travail et la débrouillardise.
Ouverture le mercredi 17 juillet à 18h